New York,
Françoise Jaunin, 24 Heures, March 30-31 April 1, 2002, p
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ART CONTEMPORAIN - VISITE AU SWISS INSTITUTE DE NEW YORK
L'art suisse à Broadway
Avec ses façades en fonte de fer et briques rouges barrées
par les zigzags des escaliers de secours, le quartier de Soho
à New York a bien gardé son aspect industriel des débuts du
XXe siècle, quand bien même les usines désaffectées et les
locaux vides y ont été réinvestis dès les années 1980 par
des artistes et des lieux culturels. Avec tant de succès d'ailleurs
que les prix y ont pris l'ascenseur et que beaucoup ont depuis
lors émigrés du côté de Chelsea. Mais Soho n'en demeure pas
moins un lieu vivant et intéressant. Soudain, incongru dans
ce paysage du downtown new-yorkais, un drapeau suisse. Le
rouge en est un poil plus foncé et les proportions de la croix
un brin changées, mais il indique bel et bien qu'ici se trouve
le Swiss Institute, au 3e étage du New Era Building encapuchonné
d'un vaste toit patiné de vert gris.
On connaît bien le Centre suisse à Poussepin:c'est tant mieux.
Un peu moins le plus récent Centre suisse de Milan:on pourrait
faire mieux. Et pratiquement pas le Swiss Institute de New
York: c'est regrettable. Parce qu'exister et affirmer une
identité propre dans la Grande Pomme parmi d'innombrables
musées, centres d'art et galeries tient du véritable défi.
Et pourtant le Swiss Institute existe, les journaux new-yorkais
en parlent et les amateurs d'art contemporain savent que c'est
un lieu avec lequel il faut compter. Rencontre avec Marc-Olivier
Wahler, son jeune directeur depuis un an et demi qui, installé
tout près de là avec sa famille, vient y travailler à vélo.
"Quand on arrive ici, se souvient-il, on se croit obligé
de faire dans le mimétisme et de se mettre comme tout le monde
ou presque dans l'agitation et le stress permanents. Et puis
au bout de quelques temps on réalise qu'il suffit de décider
de ne pas jouer à ce jeu-là. Et ça marche très bien."
Proposant un repas dans la toute proche China Town où
l'animation est colorée et bon enfant, il a cette exclamation
de bon Neuchâtelois qui n'a pas perdu ses repères: "J'aime
bien venir ici: on y mange bien et c'est la Fête des vendanges
tous les jours!"
Contrairement à Paris et Milan, explique-t-il, le Swiss Institute
n'est pas une antenne de Pro Helvetia. Né en 1986, d'une initiative
privée, il est aujourd'hui subventionné à hauteur de 30% de
son budget, dont les deux tiers sortent des caisses de l'Office
fédéral de la Culture et un tiers de Pro Helvetia. Le SI est
donc à 70% indépendant et fonctionne selon le système américan
Board of Trustees qui lève des fonds auprès d'entreprises
et de privés. Le cahier des charges est assez souple pour
les quatre personnes qui y travaillent à plein-temps, secondées
par des stagiaires et un extra pour les montages d'exposition.
Marc-Olivier Wahler y a déjà bien marqué sa "patte"
de curateur très engagé dans l'art en train de se faire. "En
affirmant une identité très profilée, nous nous sommes fait
une place intéressante. A New York, les centres d'art (à l'exception
de PS1) font un travail assez peu engagé. Ce sont donc les
galeries, c'est-à-dire le marché, qui donnent le ton. Notre
statut indépendant nous permet de proposer des expositions
plus risquées et moins commerciales. C'est ce qui fait notre
force, assoit notre crédibilité et permet de nous faire reconnaître
dans le milieu. La presse parle de nous." Et de raconter
que le SI a même attiré l'attention...du FBI.
"Mayday Mayday"
L'exposition collective qui devait s'y vernir le 11 septembre
2001 s'appelait "Mayday Mayday", avec pour thème
l'instant où le pilote réalise que son avion va s'écraser.
Cela ne s'invente pas...! (Lire notre édition du 12 septembre).
Le vernissage a bien sûr été reporté de dix jours (tout le
quartier était fermé), l'exposition débaptisée "Untitled"
(sans titre) et la référence modifiée: elle parlait de l'instant
où le motard comprend que son frein ne fonctionne
plus. Mais les cartons d'invitation étaient déjà partis, une
plainte a été déposée et la police fédérale est venue faire
son enquête.
Et le label suisse, quel rôle joue-t-il dans le brouhaha de
"Big Apple"? "L'idée est de promouvoir un dialogue
fécond entre les USA et la Suisse", répond Marc-Olivier
Wahler. "Je ne me sens pas du tout forcé de ne montrer
que des artistes helvétiques. La meilleure pub pour la Suisse,
c'est de montrer son statut international et son ouverture.
Cela dit, il y a actuellement tellement d'artistes intéressants
en Suisse qu'en l'occurrence, le passeport à croix blanche
n'a absolument rien de limitatif. Par exemple, parmi les gens
qui ont exposé ou vont exposer ici (toujours avec des pièces
inédites, c'est la règle), il y a Gianni Motti, Fabrice Gygi,
Lang/Baumann, Lori Hersberger, Olaf Breuning, Ugo Rondinone...".
Commissaire de l'exposition d'art dans l'espace urbain "Transfert"
à Bienne l'été 2000 qui a sans aucun doute contribué à le
propulser outre-Atlantique, le directeur du SI a une perception
pointue de la scène actuelle. "Aujourd'hui, constate-t-il,
les artistes visuels n'ont plus la posture romantique du rebelle
ou du marginal qui observe frontalement le monde depuis son
poste à l'écart. Ils se glissent à l'intérieur du monde, agissent
dans la furtivité, infiltrent les réseaux que notre réalité
tisse tous les jours. Leur art a souvent l'air réel, mais
il n'est pas la réalité. Il invente des réalités parallèles.
Notre programme 2002 propose une manière de voyager dans ces
autres types de réalités décalées qui ne cessent de poser
des questions sur ce que nous vivons aujourd'hui. L'art est
peut-être le dernier bastion de résistence à la culture TV.
A New York plus que partout ailleurs, c'est une position qu'il
faut impérativement garde forte et active."
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